dimanche 11 juillet 2010

La mémoire des émotions



Ce matin, j'ai revu mon grand-père, bien que mort depuis deux ans déjà. Sous un ciel bleu comme seule sait en étaler ardemment ma Gaspésie natale, il jouait comme un enfant avec ses deux chiens, Max et Rex. La scène avait été filmée sur vieille pellicule, du Super8 je crois. Je pouvais discerner son sourire gaillard, deviner dans ses postures et ses gestes qu'il leur parlait mentalement, sentir son plaisir malgré l'age. Même sa voix me revenait par bribes.

Sur la table de cuisine, appuyée menton sur les mains devant l'ordinateur de ma fille qui faisait rouler le disque gravé, j'ai alors reçu en plein coeur toute mon enfance, douleur mêlée de joie.

J'étais l'espace d'une seconde redevenue la petite fille qui contemplait en retrait, tel qu'il le demandait, l'un des chiens présentant un caractère retord.

On a tord de penser que le temps efface. Rien ne nous quitte de ce que nous avons été. Je crois bien qu'avec les années, certains souvenirs se cristallisent même, gagnent en clarté. Comme les émotions ne sont pas bien loin sous le vernis de la façade adulte! Lorsque nous programmons notre quotidien, nous prenons soin de nous fier sur le pilote de nos habitudes. Les couches de souvenirs qui nous composent demeurent bien sagement alignées et protégées par la plus exposée, celle qui s'est durcie au contact du grand air, celle qui doit faire face tous les jours.

Il arrive pourtant qu'elles se désalignent, les couches. C'est alors un rire qui remonte à l'air libre, une chanson, ou simplement l'impression d'une présence dont le simple fait d'en rechercher les manifestations réelles amplifie la vacuité, l'impossibilité, la finalité. Les heures passées ne reviennent plus, de même que les gens sous leur forme humaine. Je ne tiendrai plus sa main. Pourtant, il reste tellement de lui au creux de ma petite âme. Je lui en demande peut-être beaucoup, mais je sens souvent qu'il m'accompagne, qu'il sera toujours présent.

Sur cette même pellicule, je me suis vue agée d'un an environ. Quand on a trente ans passé, il est rare de posséder un vidéo de sa propre personne. Touchant, ce document réalisé en tant que souvenir familial, et ce malgré la piètre qualité des images souvent saccadées et trop rapides. Quel plaisir de voir mes parents qui s'embrassent avant leur mariage pendant un souper familial dans la vieille maison, ma grand-mère qui berce patiemment mon blondinet de petit frère tout juste marcheur, et le lac, encore le lac, le chalet, et toute la parenté que je n'ai pas connue, ces gens qui m'ont précédée et que je n'ai jamais pu remercier ou saluer...

Étrange de voir des sourires et des regards amoureux, étrange de ressentir toute cette force de vie alors que les protagonistes sont morts depuis des lunes, la plupart déjà vieux au moment du tournage. Il arrive souvent sur la bande que les grands-mamans soufflent des baisers, que les enfants saluent, ce sont autant d'appels outre-tombe qui me troublent et me rassurent tout à la fois. Ils sont mes familiers, ils m'ont ouvert la voie, je ne suis pas seule devant un vide de sens.

Point de paroles ni de sons sur cette bande, seulement la musique d'un talentueux pianiste qui tire des larmes à elle seule. Une atmosphère quasi-romantique, du noir et blanc, un véritable film muet. Et des scènes débordantes de tendresse: des bébés qui font leurs premiers pas, des mères qui les rassurent, des couples enlacés dans la brume ou dans la neige, des pics-nics familiaux sur l'herbe tendre, il y a de cela cinquante ans et plus. Les gens profitaient de la vie, oui. J'ai eu peine a y croire mais dans ma famille, avant ma naissance, mes grands-parents et leur parents dansaient le charleston au salon, au beau milieu de la marmaille, les jeunes comme les vieux s'échangeant les partenaires! Tout n'était pas triste comme on nous le raconte si souvent au sujet de la Grande Guerre! J'ai vu aussi parents et grands enfants à la même table, trouvant plaisir à s'entre-regarder mutuellement alors que chaque couple s'échangeait de longs baisers chastes. Sur cette scène, précisément, mon grand-père encadre le visage de ma grand-mère avec ses mains et dépose sur sa joue un baiser qui dure au moins une bonne minute pendant qu'elle continue de parler et de rire en levant les yeux au ciel. C'est bien ma Bea ça! ;o)

J'ai tant reconnu de ce qui compose mes familiers, bien que nous ne formions pas une famille élargie très proche et très unie. Je ressemble tant aux femmes de ma lignée, de même pour mes filles. L'air de famille est un héritage qui se transmet, et qui ne puise pas uniquement sa source dans le sang. Il y a tant aussi dans le caractère et dans la façon de vivre. Je pense bien que mes propres rubans familiaux et les milliers de photos prises de mes enfants représenteront autant quand viendra le moment d'éclairer leur propre recherche identitaire ainsi que les pans plus lointains de leur histoire. Je les entends parfois pépiller en se remémorant à partir des albums, et leur vie ne fait pourtant que commencer. Déjà, je sens bien qu'au-delà des évènements et des lieux proprement dits, il y a l'émotion recelée dans la photo qui forme un pont entre ce qu'elles sont aujourd'hui même et leur prime enfance. Ça, c'est précieux.

Aujourd'hui j'ai pleuré. J'ai aussi vieilli. J'ai marché sur des sentiers non fréquentés depuis nombres d'années. J'ai tâté mes racines, palpé tant leur source que la voie de leur émancipation, senti la continuité.

Grosse journée!

3 commentaires:

Valérie a dit…

Ce récit est émouvant... Merci!

Joan Durand a dit…

Grosse journée pour vous, mais cette belle histoire qui me ressemble a joliment embelli la mienne!

Manon a dit…

oh que j'ai songé à ton billet lundi dernier...

Mon garçon de 3 ans es "tombé" sur un cadre avec 3 photo... moi, ma soeur et mon frère.

En voyant le cadre il m'a dit: "Maman c'est ma grande soeur ici." Il pointait ma photo et il était persuadé que c'était sa soeur.

Je ne lui ai rien expliqué sur le moment et je lui ai plutôt posé la question suivante: "Et c'est qui sur les autres photo?" Il regarde attentivement et me dit en pointant ma soeur: "Ça c'est moi" avec un air hésitant. Facile à comprendre l'hésitation, il a 3 ans et ma soeur en a environ 7 sur la photo.

Avant lundi dernier, je n'avais jamais vu la ressemblance entre mon gars et ma soeur, mais avec la photo juste sous les yeux ça m'est apparu évident!

Related Posts with Thumbnails